Mon père d’un geste brusque a fait tomber la bouteille de vin sur la table, le liquide a jailli jusqu’au livre que j’avais laissé traîner à mes côtés, Ma vie rouge Kubrick de Simon Roy. Après avoir lu le livre, la couverture maculée de taches de vin rouge me paraît appropriée.
C’est un livre sanglant.
Avant de le lire pour me préparer j’ai regardé à nouveau The Shining sur ma mégatélé.
Lorsqu’il raconte qu’il embrasse une fille pour la première fois au son de Unknown Pleasures de Joy Division en boucle sur auto-reverse, j’aperçois mon chandail de Unknown Pleasures étendu sur une chaise de la cuisine, je démarre l’album sur le stéréo et je chante dans mon salon. « When will it end? When will it end? »
Lorsqu’il parle « d’alcooliques défoncés au Cutty Sark » je sors ma bouteille de Cutty Sark Prohibition Edition et je me verse un dram que je dépose à côté du Blue Ray de Boardwalk Empire.
Lorsqu’il parle des adolescents qui ont commis des tueries et qui avaient lu le livre Rage de Stephen King, je me dis que je suis peut-être un peu trop influencé par mes lectures.
Lorsqu’il raconte ses adieux déchirants à sa mère en lui faisant écouter la chanson Ekki Múkk (Sans un bruit) de Sigur Rós, je pense à l’après-midi que j’avais passé à Vík í Mýrdal en Islande en Août 2012, assis dans le sable volcanique noir sous les nuages lourds le cœur encore scrap à attendre l’autocar en écoutant l’album Valtari sans bouger du début à la fin.
« Nous retenons notre souffle
Aussi longtemps
Que nous y parvenons
Nous fermons les yeux
Nous nous bouchons les oreilles
N’entendons pas un bruit »
Puis après avoir terminé le livre je pars la chanson sur mon ordi pour chercher un vieux courriel resté sans réponse qui racontait un second passage dans le même village.
« Draugnim en Islande
La dernière journée de mon voyage en Islande j’ai pris un tour guidé vers Jökulsárlón, la lagune glaciaire. C’est loin de Reykjavík. L’autocar a mis plusieurs heures à revenir de là-bas. Au moins cinq. Il faisait très mauvais. La pluie tapissait les vitres. On arrivait à peine à distinguer les montagnes nues d’Islande, le paysage s’effondrait, étouffé par des nuages presque noirs. Le ciel était aussi agité que la mer, les nuages se déplaçaient à toute vitesse. Derrière la pluie défilait un désert de sable noir formé par l’alluvions des glaciers, et des rivières trop blanches, phosphorescentes. Je gaspillais des pensées désespérées à propos d’une fille. Éclairé par mon iPad devant moi dans la pénombre de l’autocar, je lisais un très long e-mail que j’avais reçu durant l’après-midi, auquel j’ai répondu assis à une petite table dans le dépanneur, durant l’arrêt de Vík í Mýrdal, en mangeant un sandwich au saumon. Pendant que j’étais aux toilettes, les autres voyageurs sont entrés dans le restaurant, puis la caissière a fermé un rideau de bois. « Closed. It’s too late. » Je suis resté seul dans le dépanneur, à l’écart. Une heure d’arrêt, puis nous sommes repartis. C’était maintenant presque la nuit. Mes vêtements étaient encore trempés après ma marche sur le glacier à Skaftafell, j’ai à nouveau suspendu mes bas sur un siège pour les faire sécher. Il faisait chaud dans l’autocar mais je frissonnais, je craignais attraper du mal. Tout au long du voyage j’écoutais Draugnim, le regard perdu dans le vide de l’Islande.
« Cold like pyres burn
And the blight upon this land
Shunned wanderer
Usher the ruin, let it storm »
Musique noire. Il faisait noir. Noir dans ma tête et noir autour de moi, partout. Je me suis endormi et réveillé à Reykjavík en pleine nuit, la seule fois où j’ai vu la nuit durant mon voyage en Islande. Le reste du temps il faisait toujours clair, à minuit, à cinq heures du matin. La capitale dans le noir sous la pluie, éclairée par les lampadaires oranges, comme n’importe quelle capitale dans le monde. Redevenue banale. En descendant de l’autocar, un français cherchait le centre-ville, me demande en anglais où le trouver. Je lui réponds un mot ou deux, en anglais, n’ayant aucune envie d’engager une conversation. Je n’avais eu aucune conversation depuis dix jours. Je suis sorti dans la pluie, le plus grand froid que j’ai subi durant mon voyage, à Reykjavík à une heure du matin. Il devait faire 5 degrés. J’ai grimpé vers ma chambre à l’ombre de la cathédrale au sommet de la ville, nauséeux comme souvent lorsque je me réveille d’une sieste, mon capuchon sur la tête. Je n’ai croisé presque personne. Qu’est-ce que je foutais aussi loin de chez moi? J’étais parti chercher de la lumière mais je me suis retrouvé dans le noir. J’étais complètement perdu mais c’était fini. Le lendemain je rentrais à Montréal. »
Ce qui m’a ramené au passage que Simon Roy recopie à maintes reprises vers la fin du livre :
« La solitude est dangereuse. Sur une période prolongée, elle force l’homme à se mettre en face de lui-même et à méditer sur son sort et sur son destin. Si l’individu à des tendances nihilistes, la solitude peut l’entraîner dans l’abysse des réflexions désespérées. »
Ou comme dans The Shining :
« All work and no play makes Jack a dull boy. »