The geek awakens

2 octobre 2017

Luke-sur-la-falaise

incluant Luke Skywalker au bord de la falaise et Voyage au Danemark avec une bedaine & Drunkziak lit Kierkegaard à Legoland  

         J’avais l’habitude les dernières années de résumer ma vie à chaque approche de mon anniversaire. Qu’explique cette interruption de deux ans? Pause, hiatus, panne sèche, vacances, ressourcement? La vie ne suit pas de courbe ascendante ni descendante, mais traverse des phases discontinues, certaines durant lesquelles l’écriture me devient nécessaire – dans mon cas très simplement lorsque je me retrouve célibataire, un ami auteur me disait d’ailleurs « tu n’écris qu’en peine d’amour » – puis d’autres périodes durant lesquelles je perds même le souvenir d’avoir écrit quoi que ce soit – souvent lorsque je suis en couple et que tout va bien. C’est bien la raison pour laquelle je me suis absenté d’ici, occupé à vivre, aucun drame ou déchirement me poussant à marteler un clavier, abandonnant même le journal que j’écrivais pourtant chaque jour depuis l’an 2000, simplement parce que j’ai rencontré une fille quelques jours après la mise en ligne de « Forteresse », le texte qui précède, et qu’après un moment elle est devenue ma blonde et qu’avec elle les idées torturantes des Lost Levels (le nom que je donnais à ces quatre ans de célibat et aux histoires impossibles qui s’y succédaient) se sont complètement évaporées, selon une logique prévisible et un peu décevante, après si longtemps à explorer des labyrinthes compliqués de réflexions à propos de l’amour, sentir que tout se résout de manière très simple, le koan usé à la corde « pour être en couple tu dois d’abord être bien avec toi-même » se révèle être facultatif 

puisqu’il suffit de rencontrer une fille et qu’elle trippe sur toi et veuille être avec toi et voilà, subitement tout va mieux dans ta vie sans qu’il soit nécessaire de franchir d’abord un programme d’entraînement en douze étapes, et il m’arrivait de m’en vouloir de ne pas m’être guéri moi-même de mes blessures, de mes doutes et craintes, de ce que j’appelais ma faiblesse, et je suis un peu agacé qu’il ne suffisait que de m’administrer une forte dose de compliments, d’attention, d’affection, d’amour, de sexe (c’est fou ce qu’une blonde multi-orgasmique peut faire pour booster l’ego) pour que les nœuds se défassent d’eux-mêmes, faisant mentir l’idée que la source du bonheur ne puisse venir d’une cause extérieure mais doit se trouver en soi, mais non, le milieu extérieur à un influence folle, la propreté de ton appartement, la taille et la luminosité des pièces, malgré tout et sans rien faire de particulier elle m’aimait et d’un coup la vie est devenue facile.

Et bien sûr selon cette logique prévisible on pourrait croire que si je reviens aujourd’hui c’est que je me retrouve à nouveau célibataire, ce qui est bien le cas, mais pourtant cette fois-ci au moment de la rupture je n’ai ressenti aucun bouleversement ontologique, aucune inversion de champ magnétique, ni séisme ni ouragan, je ne me suis pas senti comme autrefois semblable à Marty McFly qui s’estompe sur ses photos jusqu’à finir par disparaître, dans le cocon doux du couple la nécessité d’écrire s’était évanouie mais une fois le couple terminé, aucune urgence n’a refait surface, durant des mois j’ai continué de me sentir le même, à peu près complet, à peu près correct, et le contraste lorsque je relis mes récits des dernières années est saisissant, la texture du monde est toute autre, aucune tragédie en arrière-fond, zéro drame, calme plat, aucun remous, on dirait que cette fois-ci même si je suis seul, je m’en crisse, le célibat ne m’apparaît plus comme une malédiction, une mise en quarantaine, un purgatoire, une expédition en Antarctique,

mais je ne sais pas si ce n’est que les effets bénéfiques de cette relation qui se font encore sentir, comme si après avoir gelé durant des années en Antarctique j’avais baigné dans un sauna torride durant un an et demi, et même si je suis à nouveau embarré dehors les pieds dans la neige je ne le sens pas encore, la neige fond autour de moi, peut-être que je suis enveloppé d’un nuage de vapeur qui m’aveugle, que dégage encore de la chaleur douce accumulée, je ne sens pas mes extrémités qui ont recommencé à geler, j’ignore si l’effet sera permanent et si je ne vais pas passer par une trappe bientôt en m’empalant encore direct dans une histoire impossible inédite – mais pour l’instant, ça va.

Et si je reviens c’est plutôt parce que je veux affronter un problème autre, plus difficile, plus grave et plus profond peut-être, plus sérieux que l’amour, mais sans urgence brûlante, au contraire un problème qui a tendance à s’évanouir dès qu’on le regarde de trop près, une énigme qui ne déchire pas mais endort, il faut faire un effort particulier pour tenter de le saisir.

* * *

Pour circonscrire ce problème, je pourrais écrire Voyage au Danemark avec une bedaine, le récit de mon cinquième voyage estival de célibataire solitaire dans un pays nordique après l’Islande, la Norvège, l’Écosse et l’Irlande, en débutant par une longue marche dans les champs longeant l’aéroport de Billund en direction de Legoland,

mais avant il faudrait faire une parenthèse pour expliquer ce qui se passe quand le geek se retrouve en couple avec une fille d’un modèle inédit, pour qui la geekness est carrément un turn-on sexuel, très concrètement elle vient chez moi me regarder battre le boss final de Hyperlight Drifter ou résoudre des puzzles compliqués dans The Witness ou The Adventure of Lolo et ça l’excite tellement qu’on va baiser tout de suite dans ma chambre,

alors au lieu de dissimuler ma geekness, je la jouais au maximum, un an et demi où je pouvais me laissait aller à fond, enfin perdre l’idée qu’il s’agit d’une tare, durant cette période qui coïncidait avec le retour de Star Wars au front de la culture populaire mes bibliothèque se sont peuplées de figurines, celles de mon enfance et des tas de nouvelles, plusieurs Kylo Ren, Captaine Phasma, 5 tailles différentes de Deathtroopers, des dizaines de vaisseaux Lego Star Wars, un casque de Kylo Ren, un casque de Stormtrooper, t-shirt de Jawa, un poster de C3-PO, ps4 édition spéciale Battlefront avec gravure de Darth Vader, un AVS pour jouer au NES en HD, une Nintendo Switch,

THE GEEK AWAKENS et bouleverse l’équilibre de la force dans la galaxie, ce retour finit par influencer mes amis, plutôt que de sortir boire au St-Édouard ils débarquent chez moi, quatre, cinq, six amis autour du ps4 à se taper Broforce à répétition, tournois de Nidhogg, Towerfall Ascension, Crawl, je ne vais plus dans les soirées littéraires, perd de vue mes amis écrivains, remplace peu à peu les bouteilles de scotch dans mon armoire vitrée par des cartouches de NES et de SNES, une bonne soixantaine, sans arrêt en commander via eBay, compléter toutes les séries de livres dont vous êtes le héros première édition pour bâtir trois immenses tours chancelantes dans ma chambre, poursuivre mes collections de romans de SF classique, de mangas, de CDs de métal, de cassettes audio de dungeon synth, sur mon bureau un cahier sur lequel est inscrit 136 commandes en ligne depuis début 2017, huit bibliothèque débordantes, onze très hautes piles de livres qui parfois s’effondrent en pleine nuit, le geek a maintenant les moyens de se payer tout ce qu’il désire, il suffit d’un clic sur amazon, abebooks, priceminister, d’une visite au Toys « R » Us, au Gamespot, au Indigo,

toute cette camelote s’accumule chez moi jusqu’à l’été 2017, où ma blonde rompt avec moi mais ça ne m’empêche pas d’en ajouter sur les amoncellements, jusqu’à culminer durant ce voyage au Danemark où j’achète une grosse pile de CD de métal scandinave, où je me dirige finalement vers Legoland,

destination ultime d’un pèlerinage geek ayant débuté dans la Côte-Nord de mon enfance, j’ai vu ces maquettes de villes en Lego dans un livre quand j’étais petit et depuis je rêve d’y aller, après le train puis l’autocar je descends à l’aéroport de Billund mais je suis trop impatient d’attendre la navette, je marche à travers les champs le long de clôture de métal, j’arrive au portique du parc d’attraction, je prends un selfie, intensément heureux d’être enfin là, je me dirige vers Miniland, le cœur de Legoland dans la ville qui a vu naître la compagnie, ce sont des maquettes en Lego de plusieurs villes européennes, Nyhavn à Copenhague, Hambourg, Amsterdam, je suis ému aux larmes par tant de concentration de splendeur miniature, toute cette imagination et cette créativité d’une complexité folle concentrée en un seul lieu, face à une maquette d’une plate-forme de forage dans la mer du nord mes sens sont tellement saturés que je sens ma cervelle surchauffer, il est impossible d’absorber autant de détails, je regarde de toutes mes forces figé sur place durant de longues minutes, mes yeux comme des entonnoirs incapables de tout emmagasiner le réel ou même simplement de le laisser entrer, nous ne sommes que des portails étroits et serrés, des filtres de basse résolution face au réel qui lutte pour se frayer un chemin en nous et nous sommes souvent que trop absorbé par nos petits ego pour simplement voir quoi que ce soit, je marche entre les enfants danois d’une blondeur presque blanche comme un géant à travers les villes de Hollande, de Suède, d’Allemagne, puis j’arrive devant le port de Bergen en Norvège, une reproduction très fidèle, et c’est le sommet de mon extase mystique de briques de plastiques : j’ai visité Bergen en 2014, je me souviens de m’être réfugié d’une pluie torrentielle très exactement , sous ce portique, le cœur brisé, enrhumé, épuisé, mais je surplombe maintenant le port tout entier, je vois ma vie de haut, et je m’imagine chacun de mes cinq voyages comme un diorama, ces vieilles peines d’amour transformées en maquettes, micro-cœur de plastique rouge.

J’ai prévu de rester deux jours à Billund, le lendemain je prends une navette jusqu’au parc, j’entre à nouveau à Legoland, et en passant le portique je me dis, c’est dommage qu’il n’y ait pas de musée Lego où je puisse revoir les kits que j’ai construit, enfant, surtout les Lego de l’espace des années 80, d’ailleurs j’ai fait exprès de mettre ce jour là mon chandail bleu avec la lune jaune entourée d’une fusée rouge, le lego de cette série, et sur mon cellulaire je fais une petite recherche et je vois que « The Lego House » contiendra ce musée mais ouvrira… à la fin septembre 2017, deux mois plus tard exactement, et merde, moi qui me disait que je pourrai rayer Legoland de ma bucket list, il faudra revenir, mon voyage est incomplet, et ennuyé par ce constat j’entre à nouveau à Miniland, et ce qui la veille déclenchait des vagues puissantes de joie… produit plutôt l’idée que j’ai déjà tout vu, que j’ai fait le tour, que je n’aurais pas dû écouter mon père et réserver deux nuits, qu’hier j’en avais assez vu déjà, que le reste du parc n’est que manèges pour enfants sans aucun intérêt, et il n’y a même pas de ville aux alentours, je suis coincé ici pour une journée entière à attendre, et je me surprends à tout de suite violemment m’ennuyer, avoir envie d’être ailleurs, et je m’en veux de ressentir cela, je ne reviendrai peut-être plus jamais ici, et ces villes miniatures sont magnifiques, il est impossible que j’ai pû absorber plus de 10% des détails tellement elles sont complexes, il est clair que je peux continuer de les admirer encore, mais ce n’est que cela, Legoland : regarder, debout, passif. Et l’attente qu’il se passe quelque chose devient lancinante, et je me dis, mieux vaut m’éloigner plutôt que de tout gâcher, je me trouve un banc un peu à l’écart des familles, je sors un livre sur Kierkegaard que j’ai acheté à Copenhague et je lis justement sur le problème de l’ennui, sur la phase esthétique, sur la répétition. Je lis pendant un bon moment, comme si je voulais tuer le temps, détruire cette journée, je passe à travers le livre, il est encore au début de l’après-midi et je sais que je ne repartirai que le lendemain, l’idée est tellement insupportable, la journée si interminable que je me dirige vers la zone restaurant et je me commande une bière, que je bois très vite, puis une autre, et une autre, en griffonnant un récit semblable à celui-ci dans mon journal de voyage, j’aimerais m’échapper, être saoul et m’endormir, passer au lendemain, je suis fâché et déçu que la magie n’opère plus, mais je n’en veux pas à Legoland, je sais que le problème vient de moi, l’effet de la nouveauté peut nous sortir de la torpeur mais tout devient familier tellement rapidement, tout se répète si souvent, le lendemain Legoland ennuyeux à mourir, plus tard dans le voyage je vivrai la même chose en traversant le pont de l’Øresund vers Malmö en Suède, cette ville est splendide mais dès la fin de l’après-midi j’en avais assez, j’étais saturé, je suis rentré tôt à Copenhague, à mon hôtel, à ma canette de bière à l’hôtel, à Netflix dans ma chambre d’hôtel, binge de Man seeking Woman, et le livre sur Kierkegaard raconte la même chose, Søren qui retourne dans des restaurants qu’il a aimé autrefois à Berlin, qui retourne voir les opéra qu’il a aimé mais ne trouve que de l’ennui, la répétition est impossible, il n’y a pas de seconde première fois, le fonne c’est platte et la chair est triste en crisse.

Il nous faudrait se sentir bien, seul, être autosuffisant, autonome comme de petits dieux, mais si on ne souffre pas parce que quelqu’un nous manque, le monde lui-même en concentré lego miniature devient insuffisant, ce n’est jamais assez, il en faut plus, il faudrait autre chose, très vite tout devient fucking boring. Et je songe au constat de Schopenhauer, la vie est un pendule qui oscille du désir à l’ennui, les Lost Levels des dernières années quand j’étais amoureux en vain de filles fantômes c’était le désir, et les deux dernières années de réveil du geek c’est l’ennui, parce que mes désirs sont devenus faciles à satisfaire, tu veux ce film, ce disque, ce jeu, facile – le voilà et maintenant désire autre chose -, et en couple aussi ce qui semblait si difficile et lointain autrefois, le sexe ou l’amour lui-même, était aussi facile qu’acheter un jeu sur Steam, clic de souris, viens t’en chez moi et voilà, et la vie, ce n’est que ça?

Je tentais si difficilement de surnager durant les années malheureuses précédentes que je ne m’imaginais pas qu’une fois enfin stabilisé je me demanderais à nouveau, et puis quoi, maintenant?

Et ma crainte en ce moment n’est pas de finir seul (honnêtement par négligence ou lassitude ou l’effet sauna décrit plus haut on dirait que je m’en tape) mais plutôt ceci : suis-je devenu un simple consommateur de produits culturels, un hédoniste geek, une source d’argent pour l’industrie du divertissement? Rien d’autre qu’un regard qui se sature très rapidement? Qui dévore et épuise Legoland en quelques heures? Qui empile des livres, qui binge netflix, accumule les jeux rétro, Megaman 1 à 6 en cartouche originales? Et un voyage aussi n’est qu’un produit à consommer. Suis-je seulement une certaine quantité d’argent injecté dans l’économie du Danemark, avec l’impression que les rues disparaissent derrière moi dès que je me retourne, la ville, le pays entier une projection multimédia qui ne garde son efficacité que si on se déplace sans cesse d’un lieu à l’autre, moi qui a toujours été en colère contre les gens blasés, moi qui se ventait de sa capacité à m’émerveiller, suis-je devenu celui qui ne fait plus qu’attendre un truc en attendant un autre truc?

Attendre mon SNES Classic et Blade Runner 2049 et l’Empire Familier de François Rioux et le nouveau Patrick Brisebois et Super Mario Odyssey, et pourquoi pas la prochaine date via tinder happn ou okcupid, je compte les jours jusqu’au Last Jedi sur un petit papier sur mon frigo comme je les comptais pour Rogue One et The Force Awakens,

et si l’amour ne peut pas te donner ce que tu cherches, ni la quête geek jusqu’à Legoland, ni l’argent, ni le travail, ni les amis, alors qu’est-ce que tu recherches, la cessation du désir, l’extinction de l’ennui, est-ce qu’il y a autre chose, quelque chose de plus, 

mais il m’arrive de penser à ces brosses qu’il m’arrivait de continuer de virer, seul chez moi dans mon appartement même quand j’avais une blonde, mais plutôt que d’envoyer des messages drunk à des filles random sur facebook, je me retapais à la place The Force Awakens, et à chaque fois c’était la même chose, à la fin Rey aux commande du Millenium Falcon à côté de Chewbacca et R2D2 entre dans l’atmosphère de Ach-To, atterri sur l’île, grimpe les escaliers le longs des falaises escarpées, sans un mot, accompagnée par la musique mystérieuse et sublime de John Wiliams – The Jedi Steps – et au sommet de l’île une figure en robe blanche et grise se tient face au large, puis se retourne lentement, retire son capuchon, l’une de ses mains est robotique, comme un squelette de métal effrayant, et c’est Luke Skywalker, le héros de mon enfance, l’avatar dans lequel je me projetais, mais le héros a le regard triste, il a l’air d’un homme brisé, est-ce que je suis devenu ce Luke, un vieil ermite usé, isolé, durant ces années qui m’ont séparé de mon enfance, mais ce nouveau Star Wars m’a rajeuni aussi, en le regardant je suis Rey, je suis avec elle lorsqu’elle tend l’épée à Luke, cette épée que j’imaginais quand j’étais petit contrôler grâce à la force, la faire s’envoler dans ma main comme lorsque Luke est suspendu au plafond glacé de la grotte du Wampa, comme Rey aussi l’a fait dans ce moment triomphant où elle l’arrache elle aussi de la neige et le projette presque au visage de Kylo Ren avant de l’agripper et que la musique de la force explose, ce moment où le visage du vieux Luke empli l’écran et la musique de John Williams fait resurgir aussi en version douce le thème de la force, si mélancolique, le même qui joue durant ma scène préféré de tout Star Wars, de tout film donc, de toutte tout court dans l’existence, la scène des Twin Suns sur Tatooine, Luke au coucher de soleil regarde vers l’horizon, il rêve d’une autre vie, il est déchiré par un désir d’aventure mais il se sent coincé, il ne se sent pas libre, il n’y a pas de mot en français pour exprimer cette émotion, en anglais c’est une forme de longing, de yearning, peut-être saudade en portugais, mais une émotion claire, précise, triste et belle, nostalgie d’un futur qui n’existera peut-être jamais, mais aussi pleine d’espoir, l’espoir d’un sens à venir, d’une direction, en tout cas tout autre chose que le désir et l’ennui, (et pour ajouter à la beauté de cette scène quand j’ai regardé Star Wars avec les filles de mon ex, même si elles n’avaient que deux ans et demi et n’arrivaient qu’à rester en place qu’une demi-heure maximum, C. a dit durant cette scène précise sur Tatooine la plus longue phrase que je l’avais entendue dire jusqu’à ce moment, un exploit pour son âge : « Il est triste parce qu’il veut quelque chose » – l’affirmation la plus sage, intelligente, sensible et profonde prononcée par un humain en l’an 2017 si on veut mon avis), bref grâce à la musique les scènes se superposent, on songe à la fois au jeune Luke mélancolique et plein d’espoir, qui rêve d’aventure, et à cet homme brisé, trahi par son disciple, cette scène d’un produit commercial de Disney formaté pour engranger les millions, cette scène qui a fait éclater de rire un de mes collègues et sa blonde (montrant que le sublime du geek est le kitsch de l’autre), cette maudite scène – mais peut-être est-ce juste le bourbon – me fait éclater en sanglots violents à chaque fois, le visage striés de larmes collantes, la morve au nez, puis je me roule en boule sur mon divan, fini par me relever, me moucher, et me jeter dans mon lit.

J’ai parfois l’impression d’attendre en suspens dans les airs dans ce cliffhanger littéral depuis deux ans, attendre Luke comme d’autres attendent Godot, suspendu entre Rey et Luke sur la falaise d’une île sur la planète Ach-To, île qui ressemble par coïncidence à tous les paysages que j’ai recherché instinctivement durant mes voyages ces dernières années, comme si j’anticipais déjà le retour de Luke en Islande ou sur l’île de Skye, je cherche de hautes falaises, une mer glaciale, des montagnes vertes sans arbres, ou peut-être ai-je passé toute ma vie à l’attendre, attendre le Retour du Jedi, le messie, un paquet commandé sur eBay, une transcendance quelconque à laquelle je ne crois pas dans mon matérialisme déterministe athée découragé, et j’ai peur d’attraper une tendinite comme Rey à force de tenir l’épée à bout de bras dans les airs pendant deux ans.

« Au secours, Luke Skywalker, vous êtes mon seul espoir ».

Suspendu sur la falaise, je suis à la fois celle qui espère et celui qui s’ennuie, quelque part dans l’oscillation du pendule de Schopenhauer. Au bord de la falaise je suis Rey et Luke à la fois. Mais si cette scène me touche autant, c’est aussi parce qu’elle indique autre chose, elle éveille quelque chose en moi, un désir qui n’est pas passif, un mouvement, une activité, une puissance, une force enfouie, endormie, cachée. Le désir d’agir, de créer. Cesser d’attendre. Saisir cette foutue épée et partir à l’aventure.

Après avoir vu Star Wars, enfant, je ne restais pas planté là jusqu’à ce que ça devienne plate comme à Legoland. Je prenais mes crayons et je dessinais. Je m’installais devant l’ordinateur et j’écrivais des histoires.

Ce que je ressens aussi, dans ce thème musical, c’est le réveil de la force.

Celle qui te fait cesser de dire :

Je suis triste parce que je veux quelque chose.

Celle qui propulse un sabre laser entre tes mains.

Alors c’est pour cela que je reviens.

Forteresse

21 septembre 2015

ou Naufrage dans le Pacifique
(Incluant La fille d’Instagram et Blackout à Ahuntsic)

Forteresse

Lorsque j’ai atteint la moitié de l’année de mes 36 ans, en avril dernier, je songeais à écrire un texte intitulé Forteresse, qui se serait terminé sur la journée où j’avais hâte de revenir chez moi pour m’installer à la table de cuisine et finir la lecture de A Short History of Progress, un livre qui n’avait aucun rapport avec le problème de l’amour.

Pour moi c’était un signe. Le retour de ma curiosité. Le retour du désir de lire. La preuve que j’avais enfin la capacité d’être bien, seul.

Forteresse aurait commencé en octobre 2014 au comptoir de Baptiste sur Masson, quand j’ai rejoint un ami pour discuter de La traversée de l’Antarctique, le texte où je racontais mon année précédente. Plusieurs l’ont aimé, on m’a dit que c’était beau, on m’a écrit qu’il kickait des culs, on l’a interprété comme la sortie d’une longue impasse, mais pas cet ami-là. Pour lui j’étais encore en détresse et il voulait m’aider. Il avait un peu raison. Je suis allé le voir.

« Les dernières années, as-tu passé six mois sans avoir une fille en tête? » m’a-t-il demandé.

Depuis l’ouverture de cette période de ma vie il y a presque 4 ans – cette période que j’appelle The Lost Levels parce que c’est le même jeu, avec les mêmes décors, la même musique, mais des niveaux d’une difficulté presque impossible – depuis que je suis redevenu célibataire à 33 ans donc, j’ai consacré la majorité de mes ressources mentales à penser à des filles inaccessibles, les unes après les autres, laissant peu de place pour autre chose. Le travail, les amis, les séries télé, cela occupe du temps mais pas mes insomnies. Tout ce que j’ai écrit ne parlait que de cela.

Au retour dans le taxi, je me suis donné comme programme d’atteindre ce fameux 6 mois sans fille en tête. Je n’y suis pas arrivé tout de suite, mais au début avril 2015, après plusieurs soirées à jouer à Super Metroid en oubliant de me verser du whisky, après avoir achevé The Wire – qui me lançait dans des réflexions sur la société, les institutions, l’Amérique – et surtout après ce moment à marcher sur St-Denis durant une journée lumineuse d’hiver, sans musique dans mon iPod, une journée où je me sentais d’une extrême bonne humeur sans raison identifiable, comme cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps, j’ai compris que ça y était.

J’arrivais à dormir la nuit, à préparer de nouveaux cours, à lire des livres d’histoire, quand j’allais jouer à Risk avec mes collègues je restais concentré toute la soirée sur la partie, bref, j’allais enfin bien.

J’étais encore seul mais j’avais atteint le rivage du continent Antarctique, je me sentais prêt à monter à bord d’un navire et à me lancer dans l’exploration de l’océan.

Je me sentais enfin libre.

Puis, en avril, j’ai rencontré la fille de Tinder.

Je jette l’ancre, explore l’île, remonte à bord, une tempête me repousse, naufrage, je  suffoque, je surnage, je suis jeté à nouveau sur l’île, je poursuis l’exploration, découvre des merveilles, retrouve le navire, puis nouvelle tempête, naufrage encore, noyade, noirceur.

Retour aux fonds océaniques.

Un ami poète me disait « ça te fera du matériel pour écrire », mais je suis fatigué, je l’ai déjà écrite, cette histoire. Et toi, tu la connais déjà.

The Lost Levels, Monde C.

Mais d’abord, il y aura une section où notre personnage se transforme comme s’il avait appris quelque chose.

Interlude 1 : La fille d’Instagram

En Antarctique durant l’année précédente j’étais accompagné en permanence par le paradoxe gnomique « t’es beau mais t’es pas viril », le sentiment de ne plus être attirant, ne l’avoir jamais été, le seul flirt de l’année 2014 avec une fille qui clairement me lançait des signes mais qui reculait à chaque fois que je m’approchais, comme si l’embrasser était un paradoxe de Zénon, je suis la flèche, elle est la cible et aucun mouvement jamais n’est possible, et tout le reste de l’année au pôle sud à penser à une fille que je n’ai jamais touchée (sauf ses mains sur mes épaules, mes joues contre les siennes ou sa manière de me squeezer un bicep de temps en temps), tout le reste de l’année à se geler la bite dans les montagnes hallucinées de l’Antarctique, jusqu’à ce qu’elle casse et tombe, jusqu’à ne plus être un homme, ne l’avoir jamais été, ne plus savoir ce que c’est, chercher la réponse sur google.

Ce problème réglé facilement en deux temps, d’abord la fille de Tinder me prend la main, « on va chez toi, fais-moi un old fashioned », le lendemain mes draps tachés de sang et porter fièrement comme des blessures de guerre durant un mois de longues cicatrices sur mes flancs où ses ongles ont déchiré ma peau, mais la solution c’est surtout la fille d’Instagram, dans la cour arrière au party de fin de session avec mes collègues, durant les blancs dans la conversation je pitonne sur mon cell, je like sa photo de lumière dorée sur les édifices de briques, j’instagram le coucher de soleil derrière l’arbre dans la cour, elle me like et m’ajoute sur facebook, je discute avec elle, photo de mon verre de vin, photo de son verre de vin, mon party finit tôt, je marche seul sur le boulevard Rosemont, « as-tu quelque chose à ajouter avant que ma batterie de cell meure? », « ça te dit un dernier verre? » « vite donne-moi une adresse » et courir jusqu’au dépanneur le plus proche emprunter un stylo pour écrire les chiffres de justesse sur ma main au moment de la mort de mon cell, débarquer chez elle, on s’installe sur le divan, elle m’offre une bière, je commente sa bibliothèque, L’Hiver de Force, cool, mon roman préféré, et à peu près une heure plus tard c’est le fameux awkward pause, le moment où le geek gêné en profite d’habitude pour tout gâcher en se tirant une balle dans le pied du genre « que penses-tu de moi », mais pas cette fois-ci, cette fois je n’ai même pas eu à retenir ces phrases, cette fois la terreur du rejet ne m’a pas même effleuré l’esprit, cette fois je me suis juste penché pour l’embrasser parce que j’en avais envie et elle aussi, je l’ai tirée sur moi, je l’ai soulevée dans les airs (imagine comment elle devait être légère), je l’ai portée dans mes bras jusqu’à sa chambre, je l’ai lancée sur le lit, on a tous les deux enlevé nos lunettes, on les as déposées doucement sur la table de chevet, puis je l’ai déshabillée (american apparel) et retournée d’un bord et de l’autre tant que je voulais, puis je l’ai baisée une deuxième fois, elle me laissait tout faire, elle me donnait vraiment l’impression que c’est moi qui dirigeais, contrairement aux autres filles souvent plus fortes que moi avec qui j’ai au contraire l’impression de lutter, et après elle me demande de lui lire un de mes textes sur mon cellulaire, Ainsi parlait Kama Sutra, bien sûr chère, ça me fait plaisir. Et après le déjeuner avec elle, repartir en bus et réaliser que sur son facebook chacun de ses selfies récolte une centaine de likes, autour d’elle grouille une horde d’admirateurs, c’est clair qu’ils/elles veulent tous coucher avec elle, mais moi, je l’ai fait. Une heure après l’avoir rencontrée. À ce moment précis, je me suis senti viril en crisse et le problème était réglé, fin.

Une seule histoire comme celle-là est suffisante, toutes les vantardises de douchebags sur le sexe m’apparaissent comme des signes d’insécurité, comme cet interlude l’est aussi bien sûr mais ce sera le dernier, je disais d’ailleurs à la fille d’Instagram le lendemain matin au déjeuner, je n’ai pas envie d’écrire des scènes de cul, c’est disgracieux ces gars qui écrivent comme s’ils se regardaient dans le miroir en train de baiser comme Carcetti dans The Wire. Mais pour moi qui avais l’impression de ne plus avoir de corps depuis deux ans, de ne plus être un homme, qui pensait avoir perdu son pénis quelque part dans une crevasse de l’Antarctique, moi qui l’an dernier étais terrifié d’être coincé dans un dry spell éternel, pendant que celle que je voulais m’avait repoussé pour un temps (tempête sur le Pacifique), c’était un événement important, surtout que pour la première fois de ma vie, je n’ai pas attendu qu’elle me saute dessus, c’est enfin moi qui a fais le move, et le move m’a conduit à sa chambre, pas de flèche de Zénon cette fois, et depuis je ne songe plus à ce problème, même si celle-là ne veut pas me revoir parce que je lui ai envoyé un poème trop emo ensuite – j’essayais juste d’être trash mais j’ai oublié le mot fourrer, oops – ce n’est pas grave, je la remercie, ça m’a redonné confiance en mes moyens, fin.

* * *

Donc le sexe n’est plus la flèche de Zénon.

Mais à 36 ans l’amour reste la tortue de Zénon.

« Tu n’es pas un gars de Tinder », la fille de Tinder me disait et je disais: « je ne veux pas écrire La Fille de Tinder. »

Je ne veux pas écrire que j’ai dormi tout le long du voyage en train vers New York parce qu’on avait fait l’amour toute la nuit la veille, je ne veux pas écrire que j’ai passé le voyage entier la tête remplie de sensations et d’images de son corps, de sa voix rauque et ses paroles, je garderai cela pour des poèmes que je n’écrirai pas non plus, dans lesquels les rues de Manhattan se mélangeront à l’odeur de ses cheveux, où je passerai du vertige au One World Trade Center à la violence du désir que je ressentais en agrippant ses fesses – les plus belles que je n’ai jamais vues -, Central Park enroulé autour de ses petits seins pendant qu’on baisait debout devant mon bureau, les taches de mascara sur mon oreiller dans le métro, rien de tout cela, de toute manière je hais les poèmes d’allégorie de cul.

Je pourrais bien écrire par contre que 5 jours après qu’elle te rejette ce serait le moment idéal pour aller faire la fête au soleil à Cuba avec douze amis et une caisse de rhum, mais ce n’est pas tout à fait le moment idéal pour aller rôder seul à Dublin où tout est en briques glauques, où il fait froid, où il pleut sans cesse, où tous les musées ferment à 17 heures, où il ne reste plus qu’à aller goûter les whiskeys irlandais les uns après les autres dans les pubs.

Les montagnes ne fonctionnaient pas.

Le ciel et les falaises ne fonctionnaient pas.

La musique tombait en panne.

À 36 ans mon corps est allé en Irlande pendant que mon cœur coulait en flamme au milieu d’une référence littéraire.

* * *

Il y a deux manières d’avoir une fille en tête : la phase apocalyptique et la phase post-apocalyptique.

Quand tu la rencontres et tu la veux davantage qu’elle ne te veut, c’est la fin du monde.

Quand elle ne veut plus te voir, c’est après la fin du monde.

Avoir l’impression qu’il y aurait un monde que s’il était partagé, c’est les Lost Levels.

Je voulais écrire Forteresse parce qu’à ma table de cuisine, à lire un livre sur le progrès et l’effondrement des civilisations, j’avais l’impression de retrouver le monde.

Comme j’y étais arrivé en Écosse en 2014, quand j’avais songé dans le parc sous les falaises du château d’Édimbourg : j’ai deux semaines devant moi, qu’est-ce que j’ai envie de faire? Que puis-je faire pour me faire du bien, sans avoir à plaire à qui que ce soit? Qu’est-ce qui m’intéresse?

L’histoire, la psychologie, l’astronomie, la philosophie, le cinéma, la littérature, l’art, la peinture, la musique, le whisky, les bandes-dessinées, les jeux vidéo, la nature, un monde se déployait hors de moi et c’était le mien.

Pour l’imiter je me suis acheté des souliers de jogging, j’ai commencé à aller chez la psy, j’ai acheté des livres de poésie, j’ai downloadé des films de Bergman.

Ça se nomme le mythe de l’identification. Le désir de fusion.

Tu ne fais que révéler que tu es en train de perdre ton monde.

Je voulais qu’on regarde Star Wars ensemble.

Ses derniers mots en personne comme par écrit étaient « Prends soin de toi. »

Sûrement parce qu’elle sentait que je ne le faisais pas.

Interlude 2 : Blackout à Ahuntsic ou Vouloir finir sa période Bukowski

L’année a commencé avec le pire blackout de ma vie avant celui de Ahunstic, durant mon party de fête de 36 ans j’ai complètement perdu la carte, le lendemain je reçois une vidéo, on me voit assis sur le plancher du salon, collé sur l’amie qui m’a apporté un cône de plastique orange en cadeau (« son nom c’est Giovani Giorgio, mais tu peux l’appeler Giorgio »), dans la vidéo on dirait que je voulais la frencher, mais je n’ai aucune espèce de souvenir de cela, et je demande à mon amie Régis : « Est-ce qu’on est descendu dans la cour? » parce que j’ai une vague image de la ruelle à l’esprit mais je ne sais pas si j’ai rêvé, et elle me dit : « On a rencontré tes voisins, oui », je ne m’en souviens pas, et le lendemain un sac de plastique sur mon balcon avec un mot en colère, « ramassez vos déchets! », et savoir que la date d’un de mes collègue, cette grande fille brune baveuse, m’a fait subir une sorte d’interrogatoire mais je ne me rappelle d’aucune réplique, et je sais qu’à la fin dans ma chambre je criais par la tête de deux autres amis, mais je ne me souviens pas quoi,

le démon de la perversité aux commandes,

mais ce n’est rien en comparaison au blackout catastrophique à Ahunstic l’été dernier, d’abord un party de pendaison de crémaillère à Parc Ex, puis on finit la soirée au Miss Villeray, à la fermeture à trois heures sur mon cell il y a sur instagram une image de mon ami l’écrivain culte avec deux jolies filles, je le texte et il me dit, « viens et apporte ta booze », je fais un crochet par mon appart, dans un sac de plastique je glisse quatre bouteilles, du rhum cheap, le fond du Cutty Sark Prohibition Edition, un fond de McClelland et une moitié de Lagavulin 16 ans (118,75$ à la SAQ), les bouteilles s’entrechoquent violemment dans le sac qui oscille accroché au guidon du Bixi pendant que je descends St-Denis dans le trafic nocturne, d’ailleurs la bouteille de rhum se dévisse et se renverse, je grimpe dans l’appartement, ils sont autour d’une grande table couverte de bouteilles, la lumière est allumée et fait mal aux yeux, ça se fait des tracks de coke, il y a deux jeunes et belles poètes que je ne connais pas, l’une qui accepte mon invitation facebook et l’autre qui refuse, les deux publieront des poèmes trash bientôt d’après ce que je vois sur twitter, puis il y a coupure au montage et je suis en train de marcher sur St-Denis trempé par la pluie alors que le ciel vire au bleu foncé, je texte mon ami et collègue en voyage de noce sur la mer Baltique et il me fait « xx » à la fin et je trouve ça étrangement émouvant comme à son mariage quand je lui avait raconté une belle soirée avec la fille de Tinder et il m’avait dit : « Je suis content pour toi, tu le mérites, après tant de souffrances », et crisse j’avais eu envie de brailler quand il m’avait dit ça, mon autre collègue qui disait ce soir-là « Regardez Morin, il est heureux », puis autre coupure et il fait clair, et je ne sais plus où je suis, je marche dans une rue qui ressemble à la banlieue, je prends mon cell et la batterie est presque vide, ma vision se trouble, c’est le jour à présent, un jour gris et humide, je m’engage dans le stationnement de ce qui ressemble à une école, je marche jusqu’au fond de la cour mais il y a une clôture de métal, je dois rebrousser chemin, je ne sais pas dans quelle direction est le nord, je ne comprends plus rien, je suis épuisé, j’ai mal aux pieds, je constate que je suis sur mon cell en pleine conversation avec une fille avec qui j’avais déjà eu une date, mais que je n’ai jamais revue après, pourquoi je lui parle encore celle-là, elle s’en fiche c’est clair, elle ne répond presque jamais à mes messages, elle est à l’aéroport, je vois que je l’ai invitée à venir marcher avec moi, « la fille que je fréquente ne le saura pas », what the fuck, qui a écrit ça, je ne m’en souviens pas, j’arrive près d’un parc, je vois le métropolitain très loin au sud, je comprends que je suis à Ahunstic, je marche encore longtemps avant de trouver une station-service, je demande à ce qu’on m’appelle un taxi, celui-ci mets beaucoup de temps avant de revenir à Villeray, c’est le dimanche matin, je m’effondre dans mon lit et au réveil dans l’atroce lendemain de veille, je vois sur mon iPad qu’elle m’a écrit « Hein??? », j’ai envoyé à la fille de Tinder sans que je n’aie le moindre souvenir, une photo d’une des deux poètes de la soirée, je ne sais même pas où je l’ai prise, cette photo, comment j’ai fait pour l’envoyer, et c’est suivi du message « Je suis un prof de philo mais je suis straight », j’ai envoyé ce message à la mauvaise fille, celle qui me donne du fil à retordre depuis des mois, celle avec qui c’est si fragile, celle que je veux, je suis totalement catastrophé, je suis étranglé de honte, je la bombarde de textos où je me confonds en excuses,

le démon de la perversité c’est « faire ce qu’il ne faut surtout pas faire »,

au-delà du blackout il y a une machine automatique qui prendra possession de ta conscience et qui te fera marcher loin vers le nord, au-delà du métropolitain, elle détruira la relation que tu tentes de peine et de misère de laisser croître depuis des mois,

un démon pour achever la fin du monde qui dure depuis trop longtemps, que ça se termine, qu’on en finisse,

destruction,

nettoyage,

reset,

et elle ne l’avouera pas mais c’est sûrement cette goutte qui a fait déborder le vase, trois jours après elle me dira qu’elle ne veut plus me voir,

ça se termine avec

« prends soin de toi ».

Et je sais que c’est cette partie de l’histoire qui t’accroche le plus, comme mes étudiants tu aimes les histoires d’alcool et de cul, de drogue et de débauche, la déchéance, la décadence, comme l’autre blackout en février où je constate le lendemain que mon bain est couvert de vomi séché et je ne me souviens pas d’avoir vomi, et paniqué je vais sur facebook effacer à toute vitesse les photos de la rue St-Denis dans la neige et les commentaires « criss esti fuck vos gueules je gèle là »,

Mathieu Arsenault m’a dit après ma dernière lecture publique en 2013, l’une des seules que j’ai faite avant de me parachuter en exil en Antarctique et m’évacuer de ma gang de littéraire : t’es le seul à créer ce genre de personnage complexe, ce geek emo trash, c’est le contraste entre le petit gars maigre avec des lunettes de nerd qui parle encore de jeux vidéo, mais qui capote avec ses obsessions romantiques et ses blackouts au whisky, c’est drôle, c’est bon, mais je suis fatigué de montrer mes galons d’alcoolique, fatigué de cette réputation de geek alors que j’abandonne tous les jeux que je commence (Windwaker, Bravely Default), fatigué de boire pour oublier des filles, fatigué de récits de filles durant les brosses, fatigué des récits de brosses avec des filles, fatigué d’être saoul chaque fois que je baise, fatigué des lendemains de veille, fatigué de la fatigue de l’amour, du sexe et de l’alcool,

et durant ma date avec la grande fille aux cheveux rouges je l’ai dégoûtée avec mes histoires de vieil alcoolo pervers, elle est partie de bonne heure et je suis rentré seul,

je veux finir ma période Bukowski,

je veux lire les livres dans mes bibliothèques,

« À ton âge j’étais rendu plus loin que ça », la vérité cruelle sort de la bouche des parents.

Qu’est-ce qui m’intéresse?

37 matchs sur Tinder pendant que les glaces fondent aux pôles et que l’équateur surchauffe.

À présent, j’ai envie de prendre soin de moi. J’aurai 37 ans. Je m’ennuie de mon esprit. Je m’ennuie de mon monde. De la forteresse où j’arrive à lire des livres sans me réveiller à quatre heures du matin en espérant encore qu’elle me texte « j’ai envie de toi », « je pense à toi », « merci pour la belle soirée », « j’ai hâte de te revoir », ces quatre cavaliers de la fin du monde.

Je suis fatigué de l’apocalypse. Je suis fatigué des Lost Levels. Je suis fatigué de Zénon.

« As-tu passé six mois sans avoir une fille en tête? »

Ça se termine avec

« prends soin de toi ».

Qu’est-ce qui m’intéresse?

J’écoute souvent mes disques de Glenn Gould qui joue du Bach.

Sur mon frigo il y a Captain Phasma et je me suis acheté le X-Wing noir de Poe Dameron en Lego.

Fais de chaque livre que tu lis un événement, une cérémonie

17 juin 2015

rouge

Mon père d’un geste brusque a fait tomber la bouteille de vin sur la table, le liquide a jailli jusqu’au livre que j’avais laissé traîner à mes côtés, Ma vie rouge Kubrick de Simon Roy. Après avoir lu le livre, la couverture maculée de taches de vin rouge me paraît appropriée.

C’est un livre sanglant.

Avant de le lire pour me préparer j’ai regardé à nouveau The Shining sur ma mégatélé.

Lorsqu’il raconte qu’il embrasse une fille pour la première fois au son de Unknown Pleasures de Joy Division en boucle sur auto-reverse, j’aperçois mon chandail de Unknown Pleasures étendu sur une chaise de la cuisine, je démarre l’album sur le stéréo et je chante dans mon salon. « When will it end? When will it end? »

Lorsqu’il parle « d’alcooliques défoncés au Cutty Sark » je sors ma bouteille de Cutty Sark Prohibition Edition et je me verse un dram que je dépose à côté du Blue Ray de Boardwalk Empire.

Lorsqu’il parle des adolescents qui ont commis des tueries et qui avaient lu le livre Rage de Stephen King, je me dis que je suis peut-être un peu trop influencé par mes lectures.

Lorsqu’il raconte ses adieux déchirants à sa mère en lui faisant écouter la chanson Ekki Múkk (Sans un bruit) de Sigur Rós, je pense à l’après-midi que j’avais passé à Vík í Mýrdal en Islande en Août 2012, assis dans le sable volcanique noir sous les nuages lourds le cœur encore scrap à attendre l’autocar en écoutant l’album Valtari sans bouger du début à la fin.

« Nous retenons notre souffle

Aussi longtemps
Que nous y parvenons
Nous fermons les yeux
Nous nous bouchons les oreilles
N’entendons pas un bruit »

Puis après avoir terminé le livre je pars la chanson sur mon ordi pour chercher un vieux courriel resté sans réponse qui racontait un second passage dans le même village.

« Draugnim en Islande
La dernière journée de mon voyage en Islande j’ai pris un tour guidé vers Jökulsárlón, la lagune glaciaire. C’est loin de Reykjavík. L’autocar a mis plusieurs heures à revenir de là-bas. Au moins cinq. Il faisait très mauvais. La pluie tapissait les vitres. On arrivait à peine à distinguer les montagnes nues d’Islande, le paysage s’effondrait, étouffé par des nuages presque noirs. Le ciel était aussi agité que la mer, les nuages se déplaçaient à toute vitesse. Derrière la pluie défilait un désert de sable noir formé par l’alluvions des glaciers, et des rivières trop blanches, phosphorescentes. Je gaspillais des pensées désespérées à propos d’une fille. Éclairé par mon iPad devant moi dans la pénombre de l’autocar, je lisais un très long e-mail que j’avais reçu durant l’après-midi, auquel j’ai répondu assis à une petite table dans le dépanneur, durant l’arrêt de Vík í Mýrdal, en mangeant un sandwich au saumon. Pendant que j’étais aux toilettes, les autres voyageurs sont entrés dans le restaurant, puis la caissière a fermé un rideau de bois. « Closed. It’s too late. » Je suis resté seul dans le dépanneur, à l’écart. Une heure d’arrêt, puis nous sommes repartis. C’était maintenant presque la nuit. Mes vêtements étaient encore trempés après ma marche sur le glacier à Skaftafell, j’ai à nouveau suspendu mes bas sur un siège pour les faire sécher. Il faisait chaud dans l’autocar mais je frissonnais, je craignais attraper du mal. Tout au long du voyage j’écoutais Draugnim, le regard perdu dans le vide de l’Islande.

« Cold like pyres burn
And the blight upon this land

Shunned wanderer
Usher the ruin, let it storm »

Musique noire. Il faisait noir. Noir dans ma tête et noir autour de moi, partout. Je me suis endormi et réveillé à Reykjavík en pleine nuit, la seule fois où j’ai vu la nuit durant mon voyage en Islande. Le reste du temps il faisait toujours clair, à minuit, à cinq heures du matin. La capitale dans le noir sous la pluie, éclairée par les lampadaires oranges, comme n’importe quelle capitale dans le monde. Redevenue banale. En descendant de l’autocar, un français cherchait le centre-ville, me demande en anglais où le trouver. Je lui réponds un mot ou deux, en anglais, n’ayant aucune envie d’engager une conversation. Je n’avais eu aucune conversation depuis dix jours. Je suis sorti dans la pluie, le plus grand froid que j’ai subi durant mon voyage, à Reykjavík à une heure du matin. Il devait faire 5 degrés. J’ai grimpé vers ma chambre à l’ombre de la cathédrale au sommet de la ville, nauséeux comme souvent lorsque je me réveille d’une sieste, mon capuchon sur la tête. Je n’ai croisé presque personne. Qu’est-ce que je foutais aussi loin de chez moi? J’étais parti chercher de la lumière mais je me suis retrouvé dans le noir. J’étais complètement perdu mais c’était fini. Le lendemain je rentrais à Montréal. »

Ce qui m’a ramené au passage que Simon Roy recopie à maintes reprises vers la fin du livre :

« La solitude est dangereuse. Sur une période prolongée, elle force l’homme à se mettre en face de lui-même et à méditer sur son sort et sur son destin. Si l’individu à des tendances nihilistes, la solitude peut l’entraîner dans l’abysse des réflexions désespérées. »

Ou comme dans The Shining :

« All work and no play makes Jack a dull boy. »

The Killing Moon

10 juin 2015

Killing-Moon2

Je me suis réveillé dans l’herbe au parc Jarry. Sale, frigorifié, à côté de moi un bixi cassé, mon iPhone fendu. Le ciel de Villeray grouille d’avions. Chaque jour l’un d’eux pond un moteur sur le quartier. La turbine tombe sur mon bloc, défonce le toit, se dépose au ralenti dans mes draps. Mais je ne suis pas là. Chaque matin je me réveille plus loin de chez moi. Dans l’herbe, dans un buisson, dans le lit d’une autre fille. Chaque lendemain de veille ouvre un univers parallèle. Chacun s’effondrera sur lui-même trois jours plus tard. That. Is when the world. Will end. Le ciel fendra. La lune tombera du ciel. Derrière les fenêtres chaque lumière sera un piège. La secte des célibataires réclamera des sacrifices humains. Why are you wearing that stupid man suit? Un masque doré cachera leur absence de visage. Durant trois jours je devrai me tenir en équilibre sur une jambe au sommet d’un poteau de téléphone. En dessous la tempête remplira la rue à ras-bord. La tempête dévorera les enfants. Je délivrerai les enfants du royaume des ténèbres. Je les délivrerai sur leurs portiques. Je renverrai les monstres dans les profondeurs. Mes voisins flamberont. Les robes de mariées danseront sur la plaza. L’artefact retournera à l’univers primaire. Le précipice se refermera. There is nothing broken in my brain. Ce monde a une durée limitée.

La St-Valentin contre-attaque

15 février 2015

St-Valentin5

Nouveau texte sur Terreur! Terreur! : La St-Valentin contre-attaque.

Comment je n’ai pas rencontré votre mère

31 octobre 2014

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Nouveau texte sur Terreur! Terreur! : Comment je n’ai pas rencontré votre mère.

La traversée de l’Antarctique

24 septembre 2014

Antarctic-Adventure

Quand tout va bien j’arrive à devenir nostalgique de n’importe quelle période de ma vie, des plus sombres aux plus ennuyeuses, mais je ne sais pas si j’y arriverai pour l’année de mes trente-cinq ans. Je crains qu’elle ne me laisse aucun souvenir, que ses événements les plus importants ne soient seulement que je me soit laissé pousser la barbe et que je me soit acheté un iPhone.

J’ai raconté mes deux années précédentes – l’âge du christ, l’année du darque knight – mais je constate maintenant que c’était des exceptions, des années qui suivaient un bouleversement majeur, durant lesquelles pour retrouver un semblant d’identité j’ai dû déménager, ajouter des centaines de personnes sur facebook, sortir sans arrêt, écrire des tas de trucs sur internet et passer des nuits avec des filles (même parfois tout nu). C’était des années d’expansion, des années épiques, où malgré les déchirements, ou grâce à eux, je me sentais vivant.

En comparaison, cette année, ma vie a rapetissé. La stabilité n’existe pas, ni la stagnation : si la vie ne progresse pas, elle rétrécit. Comme dans les sables mouvants, si tu n’avances pas, tu t’enfonces. Je ne suis allé à presque aucun événement, je n’ai presque rien écrit sur internet, je n’ai fait aucune nouvelle rencontre. Quelque chose s’est brisé et puis ensuite c’était l’hiver, l’hiver longtemps, même durant l’été. L’animal blessé s’est lové dans son terrier. Une année d’hibernation.

Souvent me venait l’image d’une carte topographique des fonds océaniques.

Cette année, je pourrais écrire qu’il ne s’est rien passé et en rester là.

* * *

Ou je pourrais tenter d’en faire un récit quand même, ce serait une sorte d’anti-roman que j’appellerais la traversée de l’Antarctique, parce qu’il faisait atrocement froid et noir et pour amplifier l’idée que le célibat est une traversée du désert, et devine lequel est le plus vaste sur terre, je pourrais juste raconter les creux, une série d’anti-événements, circonscrire le vide, montrer à quoi ressemblaient ces moments de l’été dernier quand je songeais que ma vie est engourdie comme lorsque tu te cognes le genou sur un meuble ou quand tu t’endors par-dessus ton bras, et je pourrais relater ce que je n’ai pas fait, les textes que je n’ai pas écrits, la souffrance comme illusion d’optique, poèmes de honte, ou la traversée de l’Antarctique, et ces jours où je n’ai pas travaillé sur le manuscrit que je n’ai pas encore réussi à publier, les semaines et les mois à geler dans le development hell de la littérature, dans la salle d’attente de la littérature, dans le métro en panne de la littérature, dans l’Antarctique de la littérature, et les filles que je n’ai pas embrassées, celle avec qui j’ai encore moins couché, et toutes les fois où j’ai évité de passer par le plateau, toutes les fois où j’ai fermé les yeux au métro Laurier, et sur St-Joseph la sphère d’angoisse noire en expansion comme l’explosion de Néo-Tokyo dans Akira, je pourrais juste enfiler des allusions obliques aux partys où je ne suis pas allé, à toutes les fois où j’ai cliqué « je ne veux pas voir ça », parler de tous ceux que j’ai bloqués et masqués ou qui me l’ont fait, et les livres que je n’ai pas lu, les fois où j’ai laissé le téléphone sonner, les messages d’OkCupid auxquels je n’ai pas répondu, les selfies que je n’ai pas liké, et les jeux de mots qui ne m’ont pas fait rire, les chats que je n’ai pas flattés, ceux que j’ai chassés d’un coup de pied, et les lettres que je n’ai pas écrites, les moments où je ne savais plus ce que j’attendais, le vide des bouteilles vides, le vide du ciel vide, les fantômes dans facebook.

Ou je pourrais l’appeler l’année de la répétition, celle où j’ai creusé les même ornières jusqu’à perdre de vue le ciel, je pourrais faire une énumération exhaustive jusqu’à l’insupportable, métro Jean-Talon métro Berri, raconter comment j’ai repris et redonné pour la huitième fois exactement les mêmes cours à la moindre blague près, métro Jarry métro Montmorency, les mêmes chiffres 4:44 sur le même cadran réveillé par les hurlements du même chat et vider toujours la même bouteille de whisky (même si elle change d’étiquette) avec les mêmes amis en racontant la même histoire dans le même ordre sur le même ton et héler le même taxi et écrire les mêmes poèmes drunk en pleine nuit au retour dans des statuts facebook et prendre la même couleur de gatorade le lendemain à la pharmarcie et traverser le même lendemain de veille et acheter le même pain et le même beurre de pinotte à l’épicerie et sur le même iPad regarder les vidéos du même coach de vie et manger les mêmes sidekicks, se branler devant les même vidéos des mêmes porn stars, relire les même livres des mêmes auteurs, et réécouter la même musique dans le même vieux iPod et se plonger dans les mêmes séries télés, et recommencer la même partie de 2048, allez je vais me rendre à 50000 points, le même bourdonnement de iPhone sur la cuisse, le même espoir vain et le même cadrage des photos de nuages chaque soir sur le même balcon où c’est le même soleil qui décline et la même nuit qui tombe dans le même appartement et les mêmes bobettes slaques et les mêmes bas troués et écrire sur le même vieil ordi dans le même café et retravailler le même manuscrit, la reine des ténèbres, c’est encore elle, elle est de retour, elle prend sa revanche, elle ne te lâche pas, la vie est une boucle, time is a flat circle, réécrire la même journée les mêmes regrets la même confusion dans le même journal dans le même fichier sur le même clavier, dans la même insomnie dans le même lit, et revivre le même amour raté encore, encore et encore, tourner en rond dans les Lost Woods, à droite, à gauche, en haut, en bas, ça revient au même, il n’y a pas de direction dans le vide intersidéral.

Ou encore je pourrais examiner cette année en philosophe, observer que je n’ai fait que creuser une seule question tout au long de l’année : qu’est-ce que la force? Je ne parle pas de me battre au bras de fer ni de Star Wars, l’origine de cette question est une phrase que m’a lancé une amie en pleine nuit saoule sur mon divan, elle m’a dit « t’es beau mais t’es pas viril », et je pourrais montrer que j’ai compris cette année que le problème du désir, le problème de la séduction qui m’occupe pendant que les chiens et le traineau basculent dans une crevasse en Antarctique, ce n’est pas le problème de l’esprit ni celui du corps mais bien le problème de la force.

Et pour tenir ma vie à distance je pourrais définir un concept de virilité en tant que force et l’opposer à la faiblesse, dans des termes si généraux qu’on dirait des vecteurs abstraits, et comme dans mes cours procéder par la négative, demander d’abord ce qu’est la faiblesse, donnez-moi des exemples, le faible dépend des autres pour s’estimer lui-même, il cherche l’approbation, il veut des likes sur facebook, il se pliera à la volonté des autres, il dira toujours oui, il acceptera d’ignorer ses propres besoins et tout ce qui le dérange pour ne pas déplaire, pour qu’on l’accepte, finalement pour qu’on l’aime, il deviendra un serviteur soumis, un laquais dévoué, il ravalera son amertume, son insatisfaction, il bouillonnera de ressentiment, il se cachera, ne dira pas ce qu’il pense et ressent, sa vie est un mensonge par omission, le faible est impuissant et paralysé, mais on pourrait en faire une autre version, celui qui a besoin d’écraser les autres, de tout contrôler et de dominer, est-il un fort, celui-là?

Et bien sûr que non, il ne l’est pas non plus, le fort est indifférent, le fort est indépendant, la vie le traverse sans qu’il ait besoin de se protéger, il peut être affecté sans être détruit, il peut s’ouvrir sans plier, le fort est vigilant, il protège ses frontières, il n’accepte pas qu’on le traite n’importe comment, il sait qu’il a de la valeur, il est capable de dire non, ses besoins et ses désirs sont importants, il fait de son mieux pour les satisfaire, et si ce n’est pas possible il va voir ailleurs, calmement et avec le sourire, le fort a confiance, le fort est heureux, le fort est dur mais souple, pour lui la vie est légère alors que pour le faible c’est un fardeau écrasant, et je pourrais aller puiser chez Nietzsche son concept de volonté de puissance, le fort est surabondance de vie, la force n’est pas le manque mais le surplus, le trop-plein qui déborde, le don qui ne demande rien en retour, alors que la faiblesse n’est que pénurie et supplication, le fort est un modèle, le fort est admirable, le fort est un leader, on le suivrait jusqu’au pôle sud, le fort est présent, ici et maintenant, il ne fuit pas sa propre vie, et voilà ce qu’est la vraie beauté, la virilité, la force, la puissance, voilà ce que ça te prend pour résoudre le koan du célibat – ce n’est que lorsque tu seras bien avec toi-même et que tu cesseras de chercher que –

et pour rendre plus vivante la philosophie je pourrais avoir recours aux séries télé, prenons par exemple Walter White dans Breaking Bad, d’abord un faible, amorphe et soumis, rongé par le ressentiment, puis il s’émancipe et s’accomplit et augmente en puissance, jusqu’à son terrifiant « I AM THE ONE WHO KNOCKS » mais regarde son visage lorsqu’il le crie, sa bouche qui tremble, il est rongé par la peur, sa force est une mascarade, Walter White est l’esclave de son rival, il est terrifié et ne rêve que de l’anéantir, ce n’est pas de la force si tu dois convaincre les autres que tu es fort, le faible est rempli de regrets, il a peur de l’avenir, il en veut aux autres, il s’en veut à lui-même, à la limite le faible croit qu’il n’a aucune valeur, le faible se déteste lui-même, et c’est cette haine de soi au centre de sa vie qui l’affaibli, son désir est un cri de détresse, sa vie se referme comme un poing serré,

et c’est le faible qui conçoit sa vie comme un problème à résoudre et qui ne perçoit que le vide et la répétition,

et je pourrais soulever la question, est-ce que la force existe ou il n’y a qu’apparence de force, prenons par exemple Don Draper dans Mad Men, il est indépendant, indifférent, ténébreux et mystérieux, on ne sait pas ce qui se trame dans son esprit, et il est certainement l’incarnation même de la virilité, les femmes se jettent toutes à ses pieds, il est beau et bien habillé et brillant et respire l’argent mais ce qui les attire c’est autre chose, il a l’air en contrôle de lui-même, jamais aucune trace de faiblesse il ne laisse paraître, mais bien vite elles découvrent que derrière la façade il n’y a que Dick Whitman faible et brisé, sans identité,

parce que nous éprouvons tous la faiblesse, le manque, la solitude, la peur, nous n’éprouvons peut-être que ça, et certains arrivent seulement à bien le cacher,

et je pourrais également aller puiser dans la théorie du désir mimétique de René Girard et lancer quelques citations, ce n’est pas la force réelle qui est attirante mais c’est l’image fictive de la force qui prend racine dans l’esprit de celui qui désire, l’objet désiré apparaît désormais dans une position d’autosuffisance divine, elle ne manque jamais de rien, il n’y a pas d’obstacle pour elle, elle n’a pas besoin de nous, elle nous oublie, ce qui creuse encore plus le manque, ce qui augmente la faiblesse, qui se transforme carrément en haine contre cette « insolente inaccessibilité » de l’objet de désir et en haine de soi à force de se sentir si insuffisant et si dévoré par le manque, mais la souffrance est fondée sur une illusion d’optique : c’est « l’indifférence sincère, absolue, des autres êtres pas même invulnérables, simplement fascinés par autre chose »

et je pourrais tracer des schémas triangulaires pour montrer comment tu désires ce qui semble fort et inaccessible seulement parce que celle que tu désires désire un autre qui apparaît invulnérable parce qu’il désire une autre à son tour et ainsi de suite dans un enchevêtrement de triangles de plus en plus denses et je pourrais compliquer les choses jusqu’à ce qu’on décroche et ne comprenne plus rien en ajoutant que ce n’est pas tant l’objet qu’on désire que l’être invulnérable du médiateur, celui qui possède l’objet, et je pourrais en faire une longue méditation torturée sur la jalousie, la haine futile pour le rival et tisser un réseaux de thèses et d’anti-thèses,

et empiler les questions en demandant si c’est de la force de résister à ce qui nous affaibli ou est-ce plutôt de la force de s’échapper, et je pourrais explorer le rapport de la force avec la vérité, et le rapport de la force avec l’écriture, est-ce de la force d’avouer sa faiblesse, est-ce de la faiblesse de n’arriver à le faire que par écrit, et est-ce qu’un texte qui s’installe à l’intérieur d’une blessure et la creuse est signe de force, est-ce qu’il y a une différence entre littérature et maladie mentale,

et est-ce que l’absence de lumière durant six mois en Antarctique rend fou, est-ce qu’il y a également des mirages dans le désert de glace,

et j’ajouterais qu’on m’a demandé aussi cette année « tu as un métier que t’adores, quand tu en parles tu es si passionné, pourquoi ça ne te suffit pas, pourquoi tu es si darque malgré cela? » et bien sûr quand j’enseigne je suis fort mais la force n’est pas transférable d’un domaine à l’autre, et si tu es faible quelque part et tu commences à t’affaiblir partout, une fissure d’un cheveu suffit pour conduire à l’effondrement de l’édifice, et c’est dans cette partie plus théorique qu’on commencera à songer « je pense qu’il ne va pas bien » et que les conseils referont surface dans l’esprit du lecteur et ce serait le moment idéal pour

nommer cela l’année des bons conseils et rassembler les meilleurs diagnostics qu’on m’a faits pour composer une litanie cruelle et revancharde, t’es dépourvu de sex appeal, tes souliers sont un crime contre la mode, fais du jogging, apprend la cuisine, taille ta barbe, rase-la, achètes-toi des jeans, t’es instable émotivement, change tes lunettes, change de coiffeuse, ton compte de banque déborde mais tu dépenses pas ton argent, tu fais jamais la vaisselle, ton frigo est toujours vide, tu ne paies pas tes factures, tu passes trop de soirées devant la télé, tes corrections sont en retard, tu lis pas tes courriels, tu manges jamais chez toi, ton plancher est sale (vomi de chat), t’as les émotions d’un enfant, ton appart pue la litière (caca de chat), t’es comme un adolescent, tu parles juste de filles (toujours la même), t’es corrections sont en retard, la lumière de ta salle de bain est brisée depuis deux mois, t’es toujours fatigué (hurlement de chat à 4:44 AM), t’écoutes pas tes messages de répondeur et tu les effaces à mesure, tu ne peux pas mettre quelqu’un en dehors de ta vie, tu bois trop (oui voisine il y a bien 5 bouteilles de scotch vides dans mon sac de recyclage), dépêche-toi si tu veux des enfants tu approches de quarante ans, tu ne vas pas encore te plaindre, tu ne fais que t’auto-mutiler, tu ne te respectes pas, ne tombes pas amoureux de tes amies, monsieur il y a des poils de chats sur vos pantalons, comment vas-tu régler tes problèmes d’insomnie, les personnages de série télé vivent leur vie à ta place, tout va bien, merci de vos bons conseils,

ou je pourrais plutôt me contenter de raconter la fois où j’ai eu l’impression d’ouvrir des yeux déjà ouverts, l’autre jour au A&W au centre-ville, le casseau de métal vide après avoir mangé mes frites, le bock de rootbeer encore plein, le papier ciré plein de miettes du végéburger que je venais de bouffer, et j’ai pensé, ces objets sont là, devant moi, ils sont réels, et dehors la pluie qui tapisse les vitres est réelle et le froid de l’automne est réel et la jeune fille pas très belle au comptoir est réelle, et ma solitude et mon ennui sont réels, solides, tangibles, visibles sous les néons comme la table et le bock et le plateau et le casseau et le papier et les miettes et mes mains et mon torse et mes jambes et mes pieds, et je pourrais m’excuser de n’avoir rien trouvé d’autre de beau ou positif à relater cette année, être embarassé par tant de noirceur, me dire désolé de ne pas avoir de moment de triomphe glorieux à partager, sauf cette légère éclaircie, l’une des seules durant cette année de désarroi, un rare moment où j’ai senti que j’étais sur le point de me réveiller, où le monde semblait s’être rapproché d’un degré, et pendant une seconde quelque chose de noir et lourd est disparu et tout est devenu calme et je me suis senti comme je suppose on doit se sentir quand le premier rayon de soleil perce enfin l’horizon glacé après la nuit de six mois dans les ténèbres absolues de l’Antarctique et j’ai juste pensé, en sursautant comme lorsqu’on revient de la lune, seul au A&W sur Ste-Catherine un dimanche soir, ah, tiens, c’est vrai, je suis présent, je suis vivant, je suis là.

Ou je pourrais t’épargner tout ce pathos et ces théories et ces hosties de jeux littéraires et résumer en disant que c’est l’année où il ne s’est rien passé à part que je suis allé en Écosse, que je me suis acheté un iPhone, que je me suis installé l’air climatisé, que je me suis laissé pousser la barbe, il ne s’est rien passé à part que j’ai vécu la pire peine d’amour de ma vie et puis maintenant fuck that shit, fuck that fucking shit piss fuck ass tourette, je suis là, je suis vivant, j’aurai trente-six ans, et on va boire et danser toute la nuit.

Voyage en Écosse avec un jetpack

12 août 2014

EcosseBagpipes

 

Sur Terreur Terreur, mon premier texte de l’an 2014 : Voyage en Écosse avec un jetpack.

J’ai oublié de raconter un épisode, je vous l’offre en bonus ici.

* * *

4½. Inverness Bus Station
Il est trop tôt, le ciel est gris encore et j’entre au terminus d’Inverness. Mon café n’est pas terrible : c’est un truc absurde, comme un con au dépanneur j’ai mis le gobelet de plastique sous la « machine à café » mais celle-ci ne vidait que de l’eau bouillante, je demande au caissier comment ça, il saisi mon gobelet et part à la course le vider dans la salle de bain. Il m’explique qu’il faut d’abord tirer sur la languette de papier d’aluminium à l’intérieur avant d’y verser de l’eau chaude : il y a du café instantané au fond. Quelle patente cheap.

Je dépose mon lourd sac entre mes jambes et m’effondre sur un banc, café à la main, pour attendre l’autocar vers Skye. Un vieux monsieur s’approche de moi, il est grand et ressemble au stéréotype d’un anglais, il a d’immenses oreilles décollées et des dents de travers. Il est en veston cravate. Je me demande si c’est un de ces témoins de Jéhovah qui pullulaient à Édimbourg. Il me tend une carte avec un traîneau dans la neige, des chandelles, des cadeaux. Une carte de Noël. On est en juillet.

J’ouvre la carte. À l’intérieur en lettres maladroites : BETTER TOGETHER, le slogan du NON. Le référendum sur l’indépendance de l’Écosse aura lieu le 18 septembre prochain.

Il me regarde et avant que je ne dise un mot, il me demande :

— Are you german?
— No. I’m from Canada.
— You’re not from QUÉBEC, are you?, dit-il, subitement craintif.
— Yes, in fact. I’m from Montréal. Québec.
— Oh no, not Québec! NOT QUÉBEC!

Il s’en va presque à la course, et je lui lance en riant :

— In Québec it didn’t work , you know!

Trop tard, il est parti.