incluant Luke Skywalker au bord de la falaise et Voyage au Danemark avec une bedaine & Drunkziak lit Kierkegaard à Legoland
J’avais l’habitude les dernières années de résumer ma vie à chaque approche de mon anniversaire. Qu’explique cette interruption de deux ans? Pause, hiatus, panne sèche, vacances, ressourcement? La vie ne suit pas de courbe ascendante ni descendante, mais traverse des phases discontinues, certaines durant lesquelles l’écriture me devient nécessaire – dans mon cas très simplement lorsque je me retrouve célibataire, un ami auteur me disait d’ailleurs « tu n’écris qu’en peine d’amour » – puis d’autres périodes durant lesquelles je perds même le souvenir d’avoir écrit quoi que ce soit – souvent lorsque je suis en couple et que tout va bien. C’est bien la raison pour laquelle je me suis absenté d’ici, occupé à vivre, aucun drame ou déchirement me poussant à marteler un clavier, abandonnant même le journal que j’écrivais pourtant chaque jour depuis l’an 2000, simplement parce que j’ai rencontré une fille quelques jours après la mise en ligne de « Forteresse », le texte qui précède, et qu’après un moment elle est devenue ma blonde et qu’avec elle les idées torturantes des Lost Levels (le nom que je donnais à ces quatre ans de célibat et aux histoires impossibles qui s’y succédaient) se sont complètement évaporées, selon une logique prévisible et un peu décevante, après si longtemps à explorer des labyrinthes compliqués de réflexions à propos de l’amour, sentir que tout se résout de manière très simple, le koan usé à la corde « pour être en couple tu dois d’abord être bien avec toi-même » se révèle être facultatif
puisqu’il suffit de rencontrer une fille et qu’elle trippe sur toi et veuille être avec toi et voilà, subitement tout va mieux dans ta vie sans qu’il soit nécessaire de franchir d’abord un programme d’entraînement en douze étapes, et il m’arrivait de m’en vouloir de ne pas m’être guéri moi-même de mes blessures, de mes doutes et craintes, de ce que j’appelais ma faiblesse, et je suis un peu agacé qu’il ne suffisait que de m’administrer une forte dose de compliments, d’attention, d’affection, d’amour, de sexe (c’est fou ce qu’une blonde multi-orgasmique peut faire pour booster l’ego) pour que les nœuds se défassent d’eux-mêmes, faisant mentir l’idée que la source du bonheur ne puisse venir d’une cause extérieure mais doit se trouver en soi, mais non, le milieu extérieur à un influence folle, la propreté de ton appartement, la taille et la luminosité des pièces, malgré tout et sans rien faire de particulier elle m’aimait et d’un coup la vie est devenue facile.
Et bien sûr selon cette logique prévisible on pourrait croire que si je reviens aujourd’hui c’est que je me retrouve à nouveau célibataire, ce qui est bien le cas, mais pourtant cette fois-ci au moment de la rupture je n’ai ressenti aucun bouleversement ontologique, aucune inversion de champ magnétique, ni séisme ni ouragan, je ne me suis pas senti comme autrefois semblable à Marty McFly qui s’estompe sur ses photos jusqu’à finir par disparaître, dans le cocon doux du couple la nécessité d’écrire s’était évanouie mais une fois le couple terminé, aucune urgence n’a refait surface, durant des mois j’ai continué de me sentir le même, à peu près complet, à peu près correct, et le contraste lorsque je relis mes récits des dernières années est saisissant, la texture du monde est toute autre, aucune tragédie en arrière-fond, zéro drame, calme plat, aucun remous, on dirait que cette fois-ci même si je suis seul, je m’en crisse, le célibat ne m’apparaît plus comme une malédiction, une mise en quarantaine, un purgatoire, une expédition en Antarctique,
mais je ne sais pas si ce n’est que les effets bénéfiques de cette relation qui se font encore sentir, comme si après avoir gelé durant des années en Antarctique j’avais baigné dans un sauna torride durant un an et demi, et même si je suis à nouveau embarré dehors les pieds dans la neige je ne le sens pas encore, la neige fond autour de moi, peut-être que je suis enveloppé d’un nuage de vapeur qui m’aveugle, que dégage encore de la chaleur douce accumulée, je ne sens pas mes extrémités qui ont recommencé à geler, j’ignore si l’effet sera permanent et si je ne vais pas passer par une trappe bientôt en m’empalant encore direct dans une histoire impossible inédite – mais pour l’instant, ça va.
Et si je reviens c’est plutôt parce que je veux affronter un problème autre, plus difficile, plus grave et plus profond peut-être, plus sérieux que l’amour, mais sans urgence brûlante, au contraire un problème qui a tendance à s’évanouir dès qu’on le regarde de trop près, une énigme qui ne déchire pas mais endort, il faut faire un effort particulier pour tenter de le saisir.
* * *
Pour circonscrire ce problème, je pourrais écrire Voyage au Danemark avec une bedaine, le récit de mon cinquième voyage estival de célibataire solitaire dans un pays nordique après l’Islande, la Norvège, l’Écosse et l’Irlande, en débutant par une longue marche dans les champs longeant l’aéroport de Billund en direction de Legoland,
mais avant il faudrait faire une parenthèse pour expliquer ce qui se passe quand le geek se retrouve en couple avec une fille d’un modèle inédit, pour qui la geekness est carrément un turn-on sexuel, très concrètement elle vient chez moi me regarder battre le boss final de Hyperlight Drifter ou résoudre des puzzles compliqués dans The Witness ou The Adventure of Lolo et ça l’excite tellement qu’on va baiser tout de suite dans ma chambre,
alors au lieu de dissimuler ma geekness, je la jouais au maximum, un an et demi où je pouvais me laissait aller à fond, enfin perdre l’idée qu’il s’agit d’une tare, durant cette période qui coïncidait avec le retour de Star Wars au front de la culture populaire mes bibliothèque se sont peuplées de figurines, celles de mon enfance et des tas de nouvelles, plusieurs Kylo Ren, Captaine Phasma, 5 tailles différentes de Deathtroopers, des dizaines de vaisseaux Lego Star Wars, un casque de Kylo Ren, un casque de Stormtrooper, t-shirt de Jawa, un poster de C3-PO, ps4 édition spéciale Battlefront avec gravure de Darth Vader, un AVS pour jouer au NES en HD, une Nintendo Switch,
THE GEEK AWAKENS et bouleverse l’équilibre de la force dans la galaxie, ce retour finit par influencer mes amis, plutôt que de sortir boire au St-Édouard ils débarquent chez moi, quatre, cinq, six amis autour du ps4 à se taper Broforce à répétition, tournois de Nidhogg, Towerfall Ascension, Crawl, je ne vais plus dans les soirées littéraires, perd de vue mes amis écrivains, remplace peu à peu les bouteilles de scotch dans mon armoire vitrée par des cartouches de NES et de SNES, une bonne soixantaine, sans arrêt en commander via eBay, compléter toutes les séries de livres dont vous êtes le héros première édition pour bâtir trois immenses tours chancelantes dans ma chambre, poursuivre mes collections de romans de SF classique, de mangas, de CDs de métal, de cassettes audio de dungeon synth, sur mon bureau un cahier sur lequel est inscrit 136 commandes en ligne depuis début 2017, huit bibliothèque débordantes, onze très hautes piles de livres qui parfois s’effondrent en pleine nuit, le geek a maintenant les moyens de se payer tout ce qu’il désire, il suffit d’un clic sur amazon, abebooks, priceminister, d’une visite au Toys « R » Us, au Gamespot, au Indigo,
toute cette camelote s’accumule chez moi jusqu’à l’été 2017, où ma blonde rompt avec moi mais ça ne m’empêche pas d’en ajouter sur les amoncellements, jusqu’à culminer durant ce voyage au Danemark où j’achète une grosse pile de CD de métal scandinave, où je me dirige finalement vers Legoland,
destination ultime d’un pèlerinage geek ayant débuté dans la Côte-Nord de mon enfance, j’ai vu ces maquettes de villes en Lego dans un livre quand j’étais petit et depuis je rêve d’y aller, après le train puis l’autocar je descends à l’aéroport de Billund mais je suis trop impatient d’attendre la navette, je marche à travers les champs le long de clôture de métal, j’arrive au portique du parc d’attraction, je prends un selfie, intensément heureux d’être enfin là, je me dirige vers Miniland, le cœur de Legoland dans la ville qui a vu naître la compagnie, ce sont des maquettes en Lego de plusieurs villes européennes, Nyhavn à Copenhague, Hambourg, Amsterdam, je suis ému aux larmes par tant de concentration de splendeur miniature, toute cette imagination et cette créativité d’une complexité folle concentrée en un seul lieu, face à une maquette d’une plate-forme de forage dans la mer du nord mes sens sont tellement saturés que je sens ma cervelle surchauffer, il est impossible d’absorber autant de détails, je regarde de toutes mes forces figé sur place durant de longues minutes, mes yeux comme des entonnoirs incapables de tout emmagasiner le réel ou même simplement de le laisser entrer, nous ne sommes que des portails étroits et serrés, des filtres de basse résolution face au réel qui lutte pour se frayer un chemin en nous et nous sommes souvent que trop absorbé par nos petits ego pour simplement voir quoi que ce soit, je marche entre les enfants danois d’une blondeur presque blanche comme un géant à travers les villes de Hollande, de Suède, d’Allemagne, puis j’arrive devant le port de Bergen en Norvège, une reproduction très fidèle, et c’est le sommet de mon extase mystique de briques de plastiques : j’ai visité Bergen en 2014, je me souviens de m’être réfugié d’une pluie torrentielle très exactement là, sous ce portique, le cœur brisé, enrhumé, épuisé, mais je surplombe maintenant le port tout entier, je vois ma vie de haut, et je m’imagine chacun de mes cinq voyages comme un diorama, ces vieilles peines d’amour transformées en maquettes, micro-cœur de plastique rouge.
J’ai prévu de rester deux jours à Billund, le lendemain je prends une navette jusqu’au parc, j’entre à nouveau à Legoland, et en passant le portique je me dis, c’est dommage qu’il n’y ait pas de musée Lego où je puisse revoir les kits que j’ai construit, enfant, surtout les Lego de l’espace des années 80, d’ailleurs j’ai fait exprès de mettre ce jour là mon chandail bleu avec la lune jaune entourée d’une fusée rouge, le lego de cette série, et sur mon cellulaire je fais une petite recherche et je vois que « The Lego House » contiendra ce musée mais ouvrira… à la fin septembre 2017, deux mois plus tard exactement, et merde, moi qui me disait que je pourrai rayer Legoland de ma bucket list, il faudra revenir, mon voyage est incomplet, et ennuyé par ce constat j’entre à nouveau à Miniland, et ce qui la veille déclenchait des vagues puissantes de joie… produit plutôt l’idée que j’ai déjà tout vu, que j’ai fait le tour, que je n’aurais pas dû écouter mon père et réserver deux nuits, qu’hier j’en avais assez vu déjà, que le reste du parc n’est que manèges pour enfants sans aucun intérêt, et il n’y a même pas de ville aux alentours, je suis coincé ici pour une journée entière à attendre, et je me surprends à tout de suite violemment m’ennuyer, avoir envie d’être ailleurs, et je m’en veux de ressentir cela, je ne reviendrai peut-être plus jamais ici, et ces villes miniatures sont magnifiques, il est impossible que j’ai pû absorber plus de 10% des détails tellement elles sont complexes, il est clair que je peux continuer de les admirer encore, mais ce n’est que cela, Legoland : regarder, debout, passif. Et l’attente qu’il se passe quelque chose devient lancinante, et je me dis, mieux vaut m’éloigner plutôt que de tout gâcher, je me trouve un banc un peu à l’écart des familles, je sors un livre sur Kierkegaard que j’ai acheté à Copenhague et je lis justement sur le problème de l’ennui, sur la phase esthétique, sur la répétition. Je lis pendant un bon moment, comme si je voulais tuer le temps, détruire cette journée, je passe à travers le livre, il est encore au début de l’après-midi et je sais que je ne repartirai que le lendemain, l’idée est tellement insupportable, la journée si interminable que je me dirige vers la zone restaurant et je me commande une bière, que je bois très vite, puis une autre, et une autre, en griffonnant un récit semblable à celui-ci dans mon journal de voyage, j’aimerais m’échapper, être saoul et m’endormir, passer au lendemain, je suis fâché et déçu que la magie n’opère plus, mais je n’en veux pas à Legoland, je sais que le problème vient de moi, l’effet de la nouveauté peut nous sortir de la torpeur mais tout devient familier tellement rapidement, tout se répète si souvent, le lendemain Legoland ennuyeux à mourir, plus tard dans le voyage je vivrai la même chose en traversant le pont de l’Øresund vers Malmö en Suède, cette ville est splendide mais dès la fin de l’après-midi j’en avais assez, j’étais saturé, je suis rentré tôt à Copenhague, à mon hôtel, à ma canette de bière à l’hôtel, à Netflix dans ma chambre d’hôtel, binge de Man seeking Woman, et le livre sur Kierkegaard raconte la même chose, Søren qui retourne dans des restaurants qu’il a aimé autrefois à Berlin, qui retourne voir les opéra qu’il a aimé mais ne trouve que de l’ennui, la répétition est impossible, il n’y a pas de seconde première fois, le fonne c’est platte et la chair est triste en crisse.
Il nous faudrait se sentir bien, seul, être autosuffisant, autonome comme de petits dieux, mais si on ne souffre pas parce que quelqu’un nous manque, le monde lui-même en concentré lego miniature devient insuffisant, ce n’est jamais assez, il en faut plus, il faudrait autre chose, très vite tout devient fucking boring. Et je songe au constat de Schopenhauer, la vie est un pendule qui oscille du désir à l’ennui, les Lost Levels des dernières années quand j’étais amoureux en vain de filles fantômes c’était le désir, et les deux dernières années de réveil du geek c’est l’ennui, parce que mes désirs sont devenus faciles à satisfaire, tu veux ce film, ce disque, ce jeu, facile – le voilà et maintenant désire autre chose -, et en couple aussi ce qui semblait si difficile et lointain autrefois, le sexe ou l’amour lui-même, était aussi facile qu’acheter un jeu sur Steam, clic de souris, viens t’en chez moi et voilà, et la vie, ce n’est que ça?
Je tentais si difficilement de surnager durant les années malheureuses précédentes que je ne m’imaginais pas qu’une fois enfin stabilisé je me demanderais à nouveau, et puis quoi, maintenant?
Et ma crainte en ce moment n’est pas de finir seul (honnêtement par négligence ou lassitude ou l’effet sauna décrit plus haut on dirait que je m’en tape) mais plutôt ceci : suis-je devenu un simple consommateur de produits culturels, un hédoniste geek, une source d’argent pour l’industrie du divertissement? Rien d’autre qu’un regard qui se sature très rapidement? Qui dévore et épuise Legoland en quelques heures? Qui empile des livres, qui binge netflix, accumule les jeux rétro, Megaman 1 à 6 en cartouche originales? Et un voyage aussi n’est qu’un produit à consommer. Suis-je seulement une certaine quantité d’argent injecté dans l’économie du Danemark, avec l’impression que les rues disparaissent derrière moi dès que je me retourne, la ville, le pays entier une projection multimédia qui ne garde son efficacité que si on se déplace sans cesse d’un lieu à l’autre, moi qui a toujours été en colère contre les gens blasés, moi qui se ventait de sa capacité à m’émerveiller, suis-je devenu celui qui ne fait plus qu’attendre un truc en attendant un autre truc?
Attendre mon SNES Classic et Blade Runner 2049 et l’Empire Familier de François Rioux et le nouveau Patrick Brisebois et Super Mario Odyssey, et pourquoi pas la prochaine date via tinder happn ou okcupid, je compte les jours jusqu’au Last Jedi sur un petit papier sur mon frigo comme je les comptais pour Rogue One et The Force Awakens,
et si l’amour ne peut pas te donner ce que tu cherches, ni la quête geek jusqu’à Legoland, ni l’argent, ni le travail, ni les amis, alors qu’est-ce que tu recherches, la cessation du désir, l’extinction de l’ennui, est-ce qu’il y a autre chose, quelque chose de plus,
mais il m’arrive de penser à ces brosses qu’il m’arrivait de continuer de virer, seul chez moi dans mon appartement même quand j’avais une blonde, mais plutôt que d’envoyer des messages drunk à des filles random sur facebook, je me retapais à la place The Force Awakens, et à chaque fois c’était la même chose, à la fin Rey aux commande du Millenium Falcon à côté de Chewbacca et R2D2 entre dans l’atmosphère de Ach-To, atterri sur l’île, grimpe les escaliers le longs des falaises escarpées, sans un mot, accompagnée par la musique mystérieuse et sublime de John Wiliams – The Jedi Steps – et au sommet de l’île une figure en robe blanche et grise se tient face au large, puis se retourne lentement, retire son capuchon, l’une de ses mains est robotique, comme un squelette de métal effrayant, et c’est Luke Skywalker, le héros de mon enfance, l’avatar dans lequel je me projetais, mais le héros a le regard triste, il a l’air d’un homme brisé, est-ce que je suis devenu ce Luke, un vieil ermite usé, isolé, durant ces années qui m’ont séparé de mon enfance, mais ce nouveau Star Wars m’a rajeuni aussi, en le regardant je suis Rey, je suis avec elle lorsqu’elle tend l’épée à Luke, cette épée que j’imaginais quand j’étais petit contrôler grâce à la force, la faire s’envoler dans ma main comme lorsque Luke est suspendu au plafond glacé de la grotte du Wampa, comme Rey aussi l’a fait dans ce moment triomphant où elle l’arrache elle aussi de la neige et le projette presque au visage de Kylo Ren avant de l’agripper et que la musique de la force explose, ce moment où le visage du vieux Luke empli l’écran et la musique de John Williams fait resurgir aussi en version douce le thème de la force, si mélancolique, le même qui joue durant ma scène préféré de tout Star Wars, de tout film donc, de toutte tout court dans l’existence, la scène des Twin Suns sur Tatooine, Luke au coucher de soleil regarde vers l’horizon, il rêve d’une autre vie, il est déchiré par un désir d’aventure mais il se sent coincé, il ne se sent pas libre, il n’y a pas de mot en français pour exprimer cette émotion, en anglais c’est une forme de longing, de yearning, peut-être saudade en portugais, mais une émotion claire, précise, triste et belle, nostalgie d’un futur qui n’existera peut-être jamais, mais aussi pleine d’espoir, l’espoir d’un sens à venir, d’une direction, en tout cas tout autre chose que le désir et l’ennui, (et pour ajouter à la beauté de cette scène quand j’ai regardé Star Wars avec les filles de mon ex, même si elles n’avaient que deux ans et demi et n’arrivaient qu’à rester en place qu’une demi-heure maximum, C. a dit durant cette scène précise sur Tatooine la plus longue phrase que je l’avais entendue dire jusqu’à ce moment, un exploit pour son âge : « Il est triste parce qu’il veut quelque chose » – l’affirmation la plus sage, intelligente, sensible et profonde prononcée par un humain en l’an 2017 si on veut mon avis), bref grâce à la musique les scènes se superposent, on songe à la fois au jeune Luke mélancolique et plein d’espoir, qui rêve d’aventure, et à cet homme brisé, trahi par son disciple, cette scène d’un produit commercial de Disney formaté pour engranger les millions, cette scène qui a fait éclater de rire un de mes collègues et sa blonde (montrant que le sublime du geek est le kitsch de l’autre), cette maudite scène – mais peut-être est-ce juste le bourbon – me fait éclater en sanglots violents à chaque fois, le visage striés de larmes collantes, la morve au nez, puis je me roule en boule sur mon divan, fini par me relever, me moucher, et me jeter dans mon lit.
J’ai parfois l’impression d’attendre en suspens dans les airs dans ce cliffhanger littéral depuis deux ans, attendre Luke comme d’autres attendent Godot, suspendu entre Rey et Luke sur la falaise d’une île sur la planète Ach-To, île qui ressemble par coïncidence à tous les paysages que j’ai recherché instinctivement durant mes voyages ces dernières années, comme si j’anticipais déjà le retour de Luke en Islande ou sur l’île de Skye, je cherche de hautes falaises, une mer glaciale, des montagnes vertes sans arbres, ou peut-être ai-je passé toute ma vie à l’attendre, attendre le Retour du Jedi, le messie, un paquet commandé sur eBay, une transcendance quelconque à laquelle je ne crois pas dans mon matérialisme déterministe athée découragé, et j’ai peur d’attraper une tendinite comme Rey à force de tenir l’épée à bout de bras dans les airs pendant deux ans.
« Au secours, Luke Skywalker, vous êtes mon seul espoir ».
Suspendu sur la falaise, je suis à la fois celle qui espère et celui qui s’ennuie, quelque part dans l’oscillation du pendule de Schopenhauer. Au bord de la falaise je suis Rey et Luke à la fois. Mais si cette scène me touche autant, c’est aussi parce qu’elle indique autre chose, elle éveille quelque chose en moi, un désir qui n’est pas passif, un mouvement, une activité, une puissance, une force enfouie, endormie, cachée. Le désir d’agir, de créer. Cesser d’attendre. Saisir cette foutue épée et partir à l’aventure.
Après avoir vu Star Wars, enfant, je ne restais pas planté là jusqu’à ce que ça devienne plate comme à Legoland. Je prenais mes crayons et je dessinais. Je m’installais devant l’ordinateur et j’écrivais des histoires.
Ce que je ressens aussi, dans ce thème musical, c’est le réveil de la force.
Celle qui te fait cesser de dire :
Je suis triste parce que je veux quelque chose.
Celle qui propulse un sabre laser entre tes mains.
Alors c’est pour cela que je reviens.